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samedi 5 mai 2012

Le double souvenir ou La métamorphose de la Femme-gorille

" Je me souviens avoir assisté à une « métamorphose ». C’est vrai que dans la Nature, on ne la voit jamais, on constate le résultat. L’imagination fait le reste ou on regarde des documentaires pour se renseigner. Cette métamorphose, donc, je l’ai vue dans une fête foraine, c’était en région parisienne. Quand ? Je ne me le rappelle plus, par contre.

C’était en fait la toute première fois que j’allais dans une fête foraine. J’étais avec des copains et nous formions un groupe sympathique et bruyant dans les allées terreuses bordées d’attractions et de vitrines lumineuses. Nous voulions tout essayer avec nos trois francs six sous en poches, quitte à marchander un droit de passage gratis pour nos beaux yeux d’ados…  Je sortis de mon auto-tamponneuse avec des douleurs dans le cou et une haine vengeresse contre tous les chauffards qui m’étaient rentrés dedans…  Nous tentâmes ensuite ce qui pour moi représentait l’attraction suprême : le Grand 8. Nous en sortîmes en vrac, le cœur au bord des lèvres. A peine remis, et alors que  nous cherchions déjà à subir d’autres supplices,  comptant les sous qui nous restait pour nous payer un peu de frayeur supplémentaire-,  nous entendîmes :

« Venez voir l’épouvantable bête humaine. Elle est laide, elle est poilue, elle est sauvage… Venez voir la métamorphose d'une femme en singe… Serez-vous assez courageux pour supporter le regard et l'haleine de la Femme-gorille! »

Il y avait devant un  modeste chapiteau aux couleurs criardes, un petit bonhomme ventru qui gesticulait. Juché sur un escabeau et serré dans un costume impeccable, il haranguait les passants. Evidemment, je ris de concert avec mes amis, bien que l’idée de la transformation d’une femme en singe frappa mon imagination. Je la supposai immense, voutée, avec des mains gigantesques, la gueule écumante... On entra. A l'intérieur, l' espace était nu, la scène petite. Ca ne payait pas de mine, je commençai à regretter ma dépense.
On entendait le bonimenteur hurler, s’exciter, multiplier les qualificatifs…  Une foule de badauds, qui des enfants la tête engluée de barbe à papa, qui des adolescents goguenards, qui des adultes tranquilles seuls ou en couples, finit par se presser dans l’obscurité. On dut juger que nous étions en nombre suffisant, le spectacle commença. 

Un autre homme en costume arriva et d'une voix exagérément caverneuse nous présenta le spectacle. En rrrrrroulant les rrrrrr et les yeux en même temps, il nous promettait un grrrrrrand moment de frrrrrrisson. J’entendis des rires étouffés, incrédules. Et tout en faisant son show, il passait une baguette sur les barreaux d’une cage installée sur la scène, afin de nous montrer que derrière, nous observait la bête humaine. Enfin, c’était pas vraiment une bête, c’était une femme, pas très grande, qui se tenait debout. Ses mains et ses pieds étaient enchaînés par « prrrrrrrudence », ses longs cheveux lui masquaient un peu le visage et la pénombre nous empêchait de bien voir le reste de ses formes.

Apparemment satisfait de l’effet hypnotique que ses paroles avaient eu sur nous, le présentateur s’éclipsa. Nous nous retrouvâmes face à la femme prisonnière. On frappa sur un tambour. Bam ! Puis sur un autre. Bôm ! Puis sur un autre encore. Pâm ! Ces trois tambours donneraient donc la cadence du spectacle, car la femme, jusque là immobile, commença à bouger. Elle émettait par instant des sons bizarres et secouait les barreaux. Son corps fut pris de spasmes, elle tremblait.
Intriguée et excitée à la fois, je regardais partout craignant de manquer le clou du show. Je ne voyais qu’une femme qui entrait dans une transe de plus en plus violente. La fumée qui s’échappait de nulle part, par intermittence, gênait sciemment  ma vision.

Il y eut un cri : «  Ses jambes, mais regardez ses jambes !  Beurk !...» Je les regardai : elles se couvraient lentement de poils, puis ses cuisses s’assombrirent,  puis son ventre et ses bras. Et alors qu’elle se transformait, elle s’énervait, éructait... Les tambours  tapaient et tapaient de grands coups, vite, de plus en plus vite. J’eus l’impression qu’elle grandissait et de voir ses épaules s’affaisser et ses bras pendre anormalement.  Il faisait si chaud. Je n’avais d’ailleurs pas remarqué en entrant cette chaleur suffocante, ni cette odeur forte dans laquelle nous baignions, depuis combien de temps, au fait ?

La femme était à présent recouverte de poils, montrant un poitrail large de bête... Elle était parvenue à se débarrasser de ses entraves... Elle releva la tête, nous vîmes alors dans un rai de lumière, le faciès hideux et extraordinaire du primate. Et, d’un coup, on remonta sa cage. Je retins un couinement d’effroi. La femme libre, comme surprise, marqua un très court temps d’arrêt, nous fixa de tout son regard de bête féroce, poussa un cri terrible et se précipita sur nous, pleine de fureur. La barrière en métal installée entre la scène et le public, censée nous préserver, m' apparut dérisoire. Nous hurlâmes tous en même temps et nous précipitâmes en direction de la sortie, l’épouvante au cœur. Allait-elle nous suivre ? 

La lumière du dehors nous aveugla. Nous eûmes besoin de quelques minutes pour nous reprendre. A nouveau en sécurité, nous nous entreregardâmes.  Ma voisine se mit à rire, probablement les nerfs trop tendus.  Avions-nous bien vu ce que nous avions vu ?  Qu’avait-on cru voir ? Des gens nous observaient avec curiosité. On finit par se taper dans le dos, et puis rire, et soupirer, se persuadant les uns les autres que ce n’était que « trucage cinématographique ». En fait, on n’avait pas vraiment eu peur. On avait fait semblant… On avait payé…  Et, on n’était pas dupes, non… On n’était pas dupes. «  Ca n’existe pas une femme qui se change en singe. » finis- je par déclarer.

Quelqu’un dit : « On y retourne ? »  Une autre : « Je suis sûre que maintenant qu’on sait ce qui va se passer, on verra mieux le truc, parce qu’il y a un  truc, ça existe pas les femmes-gorilles ». On avait l’air d’y croire. Néanmoins personne ne bougea.  Au bout d’un moment, l’un de nous proposa d’aller s’acheter une glace, on n'émit aucune objection. Je crois qu’on était soulagés, en fait, parce qu’on avait été bien morts de trouille et qu’on n’était pas assez courageux pour revoir le spectacle. Des fois que le petit homme ventru serré dans son costume impeccable ou son acolyte, décident cette fois-là, de nous enfermer avec la Femme-gorille... 

Ecrire ce petit fragment de vie m'emplit sur le moment d'un sentiment curieux. Indescriptible. Je mis cela sur le compte de la nature de mon souvenir. Je commençais à l'époque à travailler sur mon projet de livre Peurs. Images et textes et je cherchais dans ma mémoire, des frayeurs ressenties à cause des animaux. Cette porte que j'ouvrais sur mon intimité d'ados crédule me gênait peut-être.
 
Quelques années après avoir écrit ce texte, j'ai assisté à une scène quasiment identique. C'est-à-dire, le chapiteau un peu cheap, le bonimenteur, la foule bigarrée et curieuse, la scène, la cage, l'ambiance sonore et l'atmosphère enfumée, sauf que je n'étais pas devant la cage et que dans la cage, ce n'était pas une vulgaire inconnue qui se transformait en bête mais bien une artiste célèbre dans le milieu du Spectacle fantaisiste. C'était une scène d'un film que j'ai vu en 2013 intitulé Cabaret paradis, réalisé et interprété par le couple d'humoristes français Shirley (Corinne Benizio) et Dino (Gilles Benizio). J'ai trouvé la coïncidence bizarre, je ne connaissais pas le film avant. 

En 2015, alors que je travaillais sur mon projet de création littéraire contemporaine sur la mémoire, l'abécédaire et les arbres, dans la cadre de ma formation en Master, je découvre les oeuvres de Georges Perec et en particulier, son livre, Je me souviens. Je retiens surtout de ce projet  l'idée de la relativité du souvenir. Avec la distance s'émoussent les contours des souvenirs, le point de vue changent du fait de l'âge et des rencontres, des découvertes de toutes natures ponctuent l'existence et modifient le regard pareillement, le souvenir pourtant précis dans la mémoire s'enrichit ou se complique alors d'éléments étrangers qui racontent en définitive une autre histoire, que l'esprit prend pour réelle. Et le souvenir - témoin d'un parcours de vie émotionnel, physique et mental - apparaît soudain, mais transformé, dans sa fantastique netteté ou sa fugacité à la faveur d'un détail, une odeur, un geste, un objet, une parole.

Ai-je bien vécu ce moment ? Ce moment m'appartient-il réellement ? J'ai pourtant la conviction intime d'avoir vécu personnellement ce moment d'épouvante à quatre sous. 
 
© ema dée

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